C’est Vida qui voulut tout raconter, Vida qui avait vieilli, elle le voulut contre Luis qui dit en préambule quand elle prenait son souffle et le vide s’emplissait Je sais pas si… Enfin il a jamais vraiment aimé les histoires, François, tu sais, il a toujours, enfin ce n’est pas à toi que je vais le dire, merde, tu le sais, François, il a toujours été comme ça, à flot de sentiments, j’suis pas sûr que ça l’intéresse, et puis il a dû avoir son lot aussi, d’histoires, depuis… Et il avait demandé Hein François ? Où t’en es des histoires, t’as l’air… Enfin tu parles comme avant, il me semble, si vite, si tonnerre, comme avant, comme hier au bar, au comptoir de la Royale Post avec les grandes bières, le billard électronique, les chiottes en bas à la cave trempée où on avait marqué nos noms, ah, ah tu te souviens, ah vous vous en souvenez de l’espèce d’arbre généalogique qu’on avait dessiné la queue à l’air, toi et moi François, et Vida assise sans cesser de pisser pendant des minutes et des minutes à rigoler en nous voyant écrire une famille, une vraie famille… Une foule ? Ca c’était une foule, François ? Nous trois à pleurer de rire et de bière nos histoires de tristesse, à nous frôler, à nous frôler tellement, à nous frotter avec Vida sans sa culotte à essayer de nous attraper la bite qui glissait comme une anguille, la tienne, la mienne, à nous l’attraper pour rire dans les petites chiottes de la cave de la Royale Post en jetant tout son trouble – qui te faisait bien bander, hein, François -, ça… Oh ! Oh Fançy ! Fançy, putain ! Ca : nous trois hilares avec nos pinceaux et le froc en bas des jambes, c’était une foule, François ? Vida l’avait bien vu, la colère – Vida de toues époques voyait, c’était, avec ses yeux verts, son ventre ou sa force, sa sève – ; elle dit à François en fatiguant le temps duquel j’étais sorti Tais-toi, on s’en fout, on s’en fout maintenant, on… Regarde ses vêtements, regarde comme il parle, ne l’emmerde pas il a besoin, hé ça se voit, non ? Il a besoin qu’on y arrive, à ce que tu racontes, qu’on y arrive tout de suite, comme si on n’s’était jamais perdu, comme si on s’était quitté ce jour-là, qu’on était remonté des toilettes de la Royale Post, qu’on avait fini les bières, qu’on était sorti et que, sur le petit trottoir et puis dans le recoin on s’était embrassé tous les trois, qu’alors on était parti toi et moi vers le haut de la rue de la Cuillère et François vers le bas, vers le fleuve, et qu’on s’était perdu enfin d’un coup, et maintenant, maintenant on serait le lendemain…
François dit Vas-y, raconte lui !, nous bouscula passant au centre du cercle et prit le couloir qui menait à la derrière les cabines de toilette. On l’entendit râler deux femmes de n’être pas prêtes, frapper dans un mur puis on ne l’entendit plus. Vida dit Viens ! Nous y allâmes. La cabine était grande d’un angle de douche, d’un urinoir assis, d’un lavabo et d’un bidet, d’un fauteuil Chesterfield au-dessous d’un miroir. Elle me dit de m’asseoir, et debout devant moi, le miroir, le fauteuil et la tablette-outil prépara quatre rails qu’on eut dit Providences sans le souvenir salin des autres épisodes. Quand l’Usine a fermé – et nous étions derniers, Luis et moi et Ange et orpheline à sortir par les toits ce qui fait de nous cinq en te comptant fuyard les seuls à avoir vu les années qui suivirent, celles où l’Usine sortit de nos veines comme un énorme enfant, un enfant monstrueux -, quand l’Usine a fermé on est parti au Sud pour s’arrêter de marcher là où y avait la mer, on a eu froid longtemps, François, on a eu froid longtemps. Ange et Orpheline qui avaient dû se planquer dans le maquis pendant des années se sont fait attraper la veille de la suppression de la loi Barne à la gare d’Endorme où des groupes de flics attendaient ceux qui revenaient d’exil un jour trop tôt… Eux ils partaient, ils ne savaient pas que la loi allait être abolie, ils supportaient plus l’esprit campagnard, c’est ce que m’a écrit Ange quelques mois plus tard, ils ne le supportaient plus. Toi, on savait plus… Vida me fit lever, roula une petite coupure, la tendit, dit Allez ! de sa brisée douce puis Toi, on en parlait jamais, je crois… Je crois qu’on croyait que t’étais mort… Je filai les deux rails, regardai mes chaussures blanches cirées et vit une goutte brune y tomber de mon nez. Vida qui regardait rit et demanda : Tu m’en veux ? Tu nous en veux d’avoir pensé ça ? La goutte glissa le long de la couture, je réfléchis, Vida sentit la poudre venir, dit encore Tu m’en veux, François ? et une goutte pareille à la première tomba sur le pavé. Je la rassurai, qui commençait de trembler : Bah non, je… Je pensais la même chose, c’est vrai, je pensais que vous étiez morts mais, à ma décharge, je pensais être mort aussi et Orpheline et Ange, je n’y pensais plus, c’est qu’il étaient morts, en tous cas pas moins morts...
diebler