- Oh ! Ce qu’on se dit là… !
Hé Vida, je ne sais pas si… Je ne sais pas si je vais rester là à parler de passé, de passé ancien jusqu’hier, je ne sais pas si ça sert à quelque chose, sauf à remuer les larmes, toutes les larmes qu’on avait nous pensant si secs et qui en fait stagnaient, nous faisaient mal aux yeux, nos larmes vertes, et regardes ce qui coule de mon nez, du brun, du brun maintenant, on ne pas comparer, ce n’est pas que l’indécence, merde, on n’en a rien à foutre, de l’indécence, mais à ce compte je préférerais autant que l’indécence, ce soit d’abord la tienne qui se montre, et puis la mienne, appelée, qui cesse de raser mes murs, on ne pas comparer nos flottes, c’est que tout ça, ce passé, c’est à en devenir rance, comme les vieux, sauf qu’on ne l’est même pas, vieux, on pourrait continuer longtemps...
- On vient de se retrouver, on peut parler, moi j’ai bien envie que tu me racontes, d’ailleurs tu le fais, tu racontes, ouais j’ai envie de t’entendre, parce que… Parce que ça m’a manqué, ta voix, et ce qu’elle transporte, ça m’a manqué ta parole comme désossée, mais qu’on aurait vertébrée de nouveau, ça fait du bien, Luis, lui, il se tait presque maintenant, tu sais, il a… Allez parle François-La-Misère-Et-L’espérance, allez, on vient de se retrouver, j’ai envie de…
- Tu vois, on pourrait continuer longtemps, et c’est bien dommage, parce que ça remet des choses sur le chemin, comme des cailloux, alors que… Ce n’est pas que ça paraissait tracé devant, loin de là, oh non, oh la la, si je te disais, si je te disais même ce qui m’attend quand je vais sortir de la cabine et retrouver le quai, tous ces abrutis, non, mais je n’ai pas envie, vous avez disparu, ou bien c’est moi qui suis parti tu sais de tout ce temps et même de celui d’avant, je n’ai plus beaucoup de souvenirs…
Je pourrais te parler de l’absence, mais les auteurs de l’absence – lis-tu comme avant, Vida, de tout, tout ton temps, lis-tu comme avant où tu trouvais la chair dedans, dans la parole, et que c’était blasphème jusque dans notre Eglise, la pensée noire ?-, je pourrais te parler de l’absence mais les auteurs de l’absence en ont déjà assez parlé, alors je te parlerais du reste, des montagnes grises et vertes puis d’argent doré d’un coup puis d’une autre main giflant tout aussi sèche des flancs noirs de pierre comme l’eau des marées que tu connais, je te dirais le chalet de Parte Hector Parte, de la nuit là-bas au-dessus du cimetière, de la nuit dans la nuit, des petites tombes blanches, de l’épaisseur, et puisque tu aimes ça, puisque ça ne te quitte pas, d’apparence, le morbide, je préciserais ce que je te disais avant, je raffinerais en fait je parlerais de la camarde et aussi de ce qu’est être une ombre là où tu es et un défunt là où tu aurais voulu être, où tu n’es souvenance, on serait dans l’impasse, tu le vois bien, on serait dans l’impasse si on se disait ça, puisque vous étiez disparus, vous aussi, et je ne veux pas parler de ça, je ne veux plus parler de ça. Tiens, je vais même te dire, je me suis fait le serment un soir, ou plutôt un matin après un soir et une nuit en entier à boire avec Hector, je me suis dit à voix haute mais chuchotant, tu me connais, ou tu me reconnais – est-ce que tu me reconnais, est-ce que j’ai changé, moi, contre toi dont on dirait bien que tu n’as pas changé une once, rien, quand tu renifles, quand tu t’appuies comme ça avec ta jambe pliée, ton allure, non, tu n’as pas dû changer parce que, comme avant, quand je te vois et que je suis un peu défoncé, très vite, je t’imagine t’asseoir sur moi en me tournant le dos, ton cul descendre et monter descendre et rester là un peu et partir encore et…
- Ah ah ! Non non, tu n’as pas changé, toi non plus, pas une once !
- Alors c’est bien, je n’ai pas tant changé, pas tant que François et toi deviez le penser, pas tant que je ne le redoutais moi-même, tu te souviens, comme je nous pensais, comme je concevais dans ma chambre puis devant tout le monde, bien à l’écoute, bien d’accord pour entendre ça, comme je le concevais avec l’emphase de la fin d’enfance ce que nous devions être toujours, des aciers, incassables, inaltérables, puissants.
- …
- Ce que je voulais te dire, ce soir-là j’ai déclamé le serment, je ne parlerai plus du, je ne mastiquerai plus le mot qui tue, dans le pire des cas, quand il faudrait le dire, alors je tairais.
- …
- Oh Vida !
Je suis désolé d’avoir surgi, d’être là au devant de vous, de n’être pas parti et de ne pas avoir fait ce qu’on fait d’habitude dans cette tempête de hasard, tourner la tête, prendre une cibiche et l’allumer ou chercher une chose dans la poche intérieure de sa veste, vérifier d’un œil qu’une voie est libre, échapper le destin, ni vu ni connu, et il ne se passe rien, on se pince, ce n’est pas arrivé d’ailleurs, d’ailleurs on n’a jamais vécu toutes ces conneries, oh ! Reconnais-moi du courage, j’entre en sifflant, j’ai déjà la main à la braguette, dehors on m’attend pour me buter, dehors, devant les fillettes, devant des… Enfin passons, j’entre tout doux, pas pressé, le mec a donné une heure, je crois à cette heure-là, et je te vois, toi, Vida, Vida d’avant la crise, comme on dit, Vida et puis Luis, et je vous parle comme alors, et je trouve ça normal et vous aussi, vous trouvez ça normal ; à trois on fait un miroir dans lequel plus personne ne s’étonne.
mathieu diebler
photos empruntées, celle du milieu à Philippe de Jonckheere.