... Je fais d'immenses pas ridicules qui font une marche parlante dans l’ovale autour de la cage d’escaliers et d’ascenseurs couverte de moquette grise métal comme une automobile et bleue-grise comme l’argent qu’on ne manie ici qu’avec des gants, des gants qui collent, en attendant je marche dans l’ovale le long des baies vitrées des bureaux de couloir des décideurs de jour et je fais le tour entier de l’ovale pour revenir en étant passé dans des lieux que la fumée n’a pas atteint et alors, quand je reviens je peux savoir si les endroits que la fumée a atteints sentent encore la fumée et alors, je peux penser qu’on va me dénoncer, ou plutôt se plaindre et, en se plaignant, me dénoncer, mais à cause de la fumée j’ai les narines qui ne sentent rien alors je vais dans les chiottes des hommes qui puent pire que des chiottes de bar pour me refaire les narines, et sentir si fort la pisse de banquier qu’elles en soient débouchées, et pour que, quand je revienne à mon bureau, je sache si, oui ou non, on va me dénoncer, je ne sais pas en fait, les narines, c’est une histoire d’hiver et d’été… Mais elles sont tout le temps bouchées…
Alors je débouche en respirant fort, inspiration, expiration, en mouvement… Mon chemin, je marche et puis je regarde les photographies sur les murs… La soirée du début de l’année, il y a presque un an, au Hard Rock Café sur les grands boulevards quand, d’après ce qu’on m’a dit, d’après ce que je peux voir sur les photographies, tous les banquiers ont chanté sur la scène des chansons, de pauvres chansons, j’ai envie d’écrire connards en gros sur les murs, c’est enfantin, on pourrait me dire, et c’est vrai, c’est enfantin, mais c’est tout aussi vrai que j’ai envie d’écrire connards en gros sur les murs, peut-être parce que c’est enfantin, peut-être parce que je pense que tous les banquiers qui travaillent ici à quelque rang que ce soit sont des connards, et moi aussi, quand j’y suis, quand j’y travaille et que je parle aux mecs, aux clients – par extension je déteste, je hais le langage d’ici, du front -, je suis un connard, un véritable.
Le peuple des banquiers qui chantent des chansons populaires, ils chantent des chansons devant tout le monde, tous les banquiers, et puis ils descendent de la scène et retournent s'asseoir et boire du whisky coca et un autre, une autre banquière se pointe sur la scène du Hard rock café et chante une chanson qui doit crisser, et puis elle descend à son tour et à la fin les banquiers élisent parmi eux celui qui est le meilleur chanteur, d'un soir, en tous cas, et le gagnant a le droit à un tour de la ville en limousine et à sa grosse gueule en photos sur les murs à côté des toilettes du troisième étage des bureaux de la banque... L’année dernière, c’est un gros du service des recours en contentieux qui a gagné en chantant une chanson des blues brothers, on le voit sur les photos assis dans la limousine et aussi levant les bras sur la scène du hard rock café en costume de blues brothers avec le chapeau des blues brothers, on le voit revenir probablement avec des banquiers qui lui font une haie d’honneur, les banquiers de son service, c’est un honneur, de gagner ici à la fête de la banque, de notre banque, ça permet d’approcher d’un peu plus près, vraiment, ce que ça peut être d’être quelqu’un d’important dans une entreprise, ça permet, même si la fête est organisée pour ça, serrer la main de son propre patron, se rendre compte qu’il est comme tous les employés avec la même tête minable de sérieux avide de vider sa vie comme un seau de merde sur la gueule de son voisin, voilà, ça sert à ça, mais gagner le concours, ça permet d’attirer l’oeil du patron, qu’il sache qui est eric machin, service recours en contentieux, gagnant de la nuit des étoiles de la banque, qu’il le visualise… A la fin tous les banquiers, tous, même ceux qui ne boivent pas se forcent et du coup ils sont bourrés aussi puisqu’ils ne sont pas habitués, même le patron se saoule ! ils sont saouls et ça, on ne peut pas dire que ce soit une faute, et alors ils rigolent et chantent d'autres chansons, celles d'histoires sexuelles de leur enfance, la petite salope... etc.
La petite salope, l’obéissance, les cimetières, les petites tombes blanches, les dimanches, la petite salope, le froid le matin, le froid le soir, le cimetière en bas de l'autre côté de la rue, de l'autre côté du mur, et les petites tombes blanches du secteur des enfants que j'ai pris pour des tombes de nains pendant longtemps en blaguant en voyant la petite taille des tombes, et puis un jour j'ai compris, j'ai arrêté de faire des blagues à ce sujet, je ne sais pas pourquoi j'ai compris si tard ni pourquoi j'ai arrêté de faire des blagues, ça ne change rien, que ce soit des enfants, là, en contrebas de là, là où je marche sur l’ovale, sur la nuit, sur la mort.
md, 2008, dessin Topor.